mai
13
2016

Marie-Soleil Frère: « Les jeunes se sont tournés vers d'autres espaces de débat »

Bruxelles - Il y a quelques semaines, le Groupe des Socialistes et des Démocrates au Parlement européen a invité à Bruxelles des leaders de la mobilisation citoyenne en Afrique. Parmi eux, le chanteur du Burkina Smockey. L’art peut servir de catalyseur. Eclairage avec Marie-Soleil Frère, professeur en communication et journalisme à l’ULB.

Vous avez vécu au Burkina Faso, vous connaissez ce pays, croyez-vous, comme l’affirme Smockey que la musique a été un puissant vecteur pour faire passer le message du Balai citoyen?

Je pense en effet que la musique, en particulier le rap et le reggae, dont les publics sont généralement jeunes, peuvent contribuer à faire émerger ou à consolider la conscience citoyenne. Par exemple quand Sams'K le Jah, cofondateur du Balai citoyen, chante, dès 2011, "Ce président-là, il faut qu’il parte. Et il partira", le morceau galvanise la jeunesse. Ou quand Smockey dit, dans un morceau intitulé "A qui profite le crime ?" : "On a préservé la paix sans la dignité. Rendez nous la dignité. Et on vous foutra la paix", de tels propos ne peuvent pas laisser insensible une jeunesse qui se sent depuis des années marginalisée et méprisée, alors qu'elle est de plus en plus nombreuse...

Est-ce que la jeunesse de la population n’explique pas aussi le succès d’une telle musique ?

L'importance du rôle joué par ces musiciens et ces artistes dans les mouvements de contestation est liée à l'extrême jeunesse de la population : 65% des Burkinabè ont moins de 25 ans. Ces jeunes, de plus en plus instruits et citadins, en contact avec les musiques urbaines grâce à l'expansion des radios privées et des technologies de la communication, nourrissaient un ressentiment croissant face à un régime bâti sur les privilèges, incapable d'assurer un accès du plus grand nombre au travail et à une vie autonome et décente. Le terrain était donc favorable pour que le message de ces artistes y fasse souche. Et pas seulement ceux qui ont créé le Balai citoyen ; bien d'autres musiciens ont contribué à cette conscientisation. En 2013, le groupe faso Kombat chantait : "Un quart de siècle, cela fait beaucoup. Pour un mandat présidentiel. Si la raison c’est l’amour que vous nous portez, il est grand temps pour cet amour que vous partiez. Faites-le pour vous, le peuple, vos enfants, car le bonheur ne rime pas qu’avec Président. Avec les honneurs, partir aujourd’hui ou en catastrophe partir demain. Le choix est désormais entre vos mains..." Un message que le Président Blaise Compaoré n'a pas su entendre à temps.

Lors de son passage à l’ULB, l’artiste Smockey a dit que ses concerts sont presque des meetings politiques. Votre analyse.

La politique, dans sa forme classique, à travers les instances de mobilisation habituelles que sont les partis ou les syndicats, ne peut pas mobiliser une frange de cette jeunesse. Depuis 27 ans, le champ politique était monopolisé par la même génération d'hommes, tous plus ou moins rescapés de la révolution sankariste. L'énorme majorité des chefs de partis politiques aujourd'hui sont des personnes qui ont, à un moment ou un autre, servi le système de Blaise Compaoré, à commencer par l'actuel président Roch Marc Christian Kaboré, démocratiquement élu en novembre dernier. La plupart des jeunes qui ont participé à l'insurrection des 30 et 31 octobre 2014 n'avaient connu, depuis leur naissance, qu'un seul chef de l'Etat. Comment, dans un tel contexte, auraient-ils pu croire que le changement allait venir des acteurs politiques ?

Les jeunes se sont donc tournés vers d'autres espaces de débat…

Les mouvements estudiantins d'abord (l'Université a depuis longtemps été un lieu de débat politique et de mobilisation), mais aussi les concerts, la parole des artistes, susceptibles de donner aux jeunes à la fois des outils de réflexion sur leur propre condition et l'espoir que les choses puissent un jour changer.  

Est-ce que l’on ne pourrait pas dire que la société dans ce pays est aussi très mûre et donc plus « réceptive » au message ?

La société burkinabè est très politisée et depuis très longtemps. Politisée, non pas dans le sens de l'affiliation aux partis politiques. Les dernières élections de la période Compaoré étaient d'ailleurs marquées par une défection généralisée vis-à-vis des scrutins : les électeurs trainaient la patte pour s'inscrire sur les listes d'électeurs, et plus encore pour se déplacer le jour du vote ; les scrutins étant perçus comme joués d'avance de toute façon. Mais la désaffection vis-à-vis du système est à dissocier du degré de conscience politique des citoyens qui peut-être entretenu par quantité d'autres formes de mobilisations sociales. Le Burkina Faso a une histoire particulière en Afrique. Il ne faut pas oublier qu'il est un des seuls pays francophones (avec le Sénégal) à avoir connu une forme de pluralisme politique dans les années 1970, avec le déroulement d'élections multipartites et l'existence d'une presse privée. Il faut aussi savoir que c'est un pays qui a une longue et active histoire syndicale, où ce sont déjà des mobilisations populaires qui ont entrainé la chute du premier président de ce qui était alors encore la Haute Volta en 1966.

Quid de la révolution sankariste (1983-1987), qu’est-ce qu’elle a changé ?

Elle a renforcé encore le poids du politique, car elle a fait expérimenter très concrètement à chaque individu dans son quotidien ce que peut signifier l'engagement dans une politique nationale de développement. Si la révolution a eu des côtés sombres indéniables, elle a aussi laissé à la jeunesse, en héritage, un formidable message qui est celui selon lequel la politique est l'affaire de tous, qu'elle implique tout le monde, et que les idées, même les plus improbables et audacieuses, peuvent servir à essayer de changer le monde.

Qu’est-ce que les jeunes ont retenu de Sankara ?

Le message que comporte le nom du pays : Burkina Faso, le pays des hommes intègres. C'est cela que les jeunes ont retenu du message de Thomas Sankara et qui leur a donné le courage de descendre dans la rue, aux côtés des partis d'opposition, de la société civile, des syndicats, des associations de femmes, et d'affronter la peur et la menace de la violence. C'est cette soif de dignité et cette assurance que le changement est possible qui ont permis cette fédération de forces et de mouvements qui a balayé, en quelques jours, un système en place depuis plus de 27 ans.

Propos recueillis par Antoine Kaburahe (Directeur de IWACU) pour Infos Grancs Lacs, en collaboration avec Afronline/VITA (Italie).

Un engagement assumé

Smockey, Serge Bambara, à l’état civil est l’un des responsables du « balai citoyen », il a été un acteur clé  dans la révolution burkinabè qui a conduit au départ de l’ancien président, Blaise Compaoré. Rappeur, c’est l’un des précurseurs de la musique Hip-hop au Pays des hommes intègres. Il critique les hommes politiques et son engagement, sans faille pour la promotion de la liberté et de la démocratie dans son pays, se ressent dans presque tous ses chants. Il assume son statut d’artiste engagé, rappelant sans cesse qu’il est avant tout citoyen. Et va jusqu’à dire qu’on « devrait tous faire de la politique car faire de la politique, c’est aussi contribuer au développement de son pays et à l’amélioration des conditions de vie de ses concitoyens. Il ne faut pas attendre que les problèmes viennent frapper à la porte pour te réveiller ! » D’ailleurs, dit-il, « ses concerts sont meetings politiques ». A travers ses chansons, il veut lutter contre la corruption, conscientiser la jeunesse et la pousser à s’intéresser à la vie politique de son pays, pour obliger les politiques à répondre aux aspirations du peuple. « N’oublions jamais, jamais, que les politiques, c’est nous leurs patrons ! Par conséquent, c’est à nous de les contraindre de nous écouter et de faire leur job », aime-t-il toujours rappeler.

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