oct
11
2018

Le Burundi menacé par la pénurie : Cocktail meurtrier en Afrique centrale

Aujourd'hui, dans notre rubrique "Les Grands Lacs à travers le monde", nous partageons un article de février 2016, publié par le monde diplomatique, qui revient sur les causes économiques, politiques et internationales de la crise burundaise, ainsi que la montée au pouvoir de CNDD-FDD : En un an, la crise politique au Burundi a fait plusieurs centaines de morts et des dizaines de milliers de réfugiés. Fin janvier, les Nations unies détectaient les « signaux alarmants » d’un accroissement de la « dimension ethnique » du conflit. Au-delà de ce petit pays, sous l’effet de facteurs économiques et politiques enchevêtrés, c’est toute l’Afrique centrale qui pourrait s’embraser.

 

La réflexion actuelle sur la région des Grands Lacs africains, et particulièrement sur le Rwanda et le Burundi (1), est surdéterminée par le souvenir du génocide des Tutsis du Rwanda, en 1994, et, dans une moindre mesure, par celui d’une violence pourtant encore plus grande : la guerre qui a ravagé la République démocratique du Congo (RDC) entre 1996 et 2002. Le génocide a fait environ 800 000 morts ; la guerre multinationale qui l’a suivi en RDC, environ trois millions — soit l’un des conflits les plus meurtriers depuis la seconde guerre mondiale.

 

La crise rwandaise de 1994 et ses conséquences paroxystiques ont imposé une vision simpliste des événements de l’époque, comme de ceux qui se déroulent depuis dans la région. Tout est analysé dans les termes d’une potentielle « répétition de l’histoire » qui fait bon marché des nuances, et donc des possibilités d’apprécier l’enchaînement réel des faits. L’évolution de la situation au Burundi depuis 2015 pourrait provoquer une grave déstabilisation régionale, ce qui impose une observation prudente et une clarification de ses éléments constitutifs. Ce risque est d’autant plus sérieux que nombre d’acteurs majeurs de la région ont peu ou prou intérêt à ce que la situation dégénère.

 

Le facteur ethnique, que manipule cyniquement le président burundais Pierre Nkurunziza, doit être démystifié. En effet, si les histoires du Rwanda et du Burundi se ressemblent, les deux pays font plutôt figure de faux jumeaux. Les rapports entre les Tutsis et les Hutus se sont construits de manière différente dans ces deux anciens royaumes colonisés par la Belgique. Contrairement à ce que pourraient laisser penser les raccourcis médiatiques et les manœuvres politiciennes dans les Grands Lacs, Tutsis et Hutus ne constituent pas des ethnies (lire « Le mythe des Hutus et des Tutsis »). D’autre part, les structures sociales locales rendaient les rapports entre les deux « ordres » moins tendus au Burundi qu’au Rwanda.

 

Au moment de l’indépendance, au début des années 1960, le Rwanda sombra presque instantanément dans la violence entre Tutsis et Hutus, tandis que le Burundi parvenait, non sans difficulté, à maintenir la paix. Ses ennuis lui venaient d’ailleurs largement du spectacle offert par le voisin rwandais, dans la mesure où les massacres successifs (1959, 1961, 1963-1964) des « aristocrates » tutsis par les extrémistes hutus amenèrent leurs homologues burundais à s’accrocher au pouvoir de crainte de subir le même sort.

 

Le déchaînement de la violence tint davantage aux conditions de la décolonisation qu’à une pure « haine interethnique ». En 1966, le capitaine burundais Michel Micombero renversa la monarchie, et le roi Ntare V s’enfuit en Ouganda. Bien que tutsi, Micombero était avant tout un dictateur militaire qui mena entre 1966 et 1972 une répression indistincte. Son extrémisme provoqua en 1972 une révolte complexe dont les acteurs étaient des populations de l’Imbo, région de l’Ouest burundais.

 

Pour Micombero et les extrémistes tutsis qui l’entouraient, ce soulèvement était clairement inspiré par l’idéologie raciste du rubanda nyamwinshi (le « peuple majoritaire »), qui avait provoqué au début des années 1960 le massacre des Tutsis du Rwanda, prélude à l’instauration à Kigali d’un pouvoir à référence ethnique explicitement hutue. Il ne lui en fallut pas plus pour déclencher aussitôt le massacre des Hutus burundais, qualifié de génocide par les survivants, qui fit quelque 200 000 victimes. Ce que l’on appelle encore dans le pays l’Ikiza (la « catastrophe ») (2) introduisit au Burundi une réplique du « virus rwandais », c’est-à-dire un essentialisme ethnique : le groupe opposé et perçu comme l’incarnation du mal doit être physiquement détruit. Mais cette brutalité est réactive, et inscrite dans la conscience collective beaucoup plus superficiellement qu’au Rwanda.

 

La frénésie ethnique de Micombero se termina d’ailleurs de façon paradoxale : il fut renversé en 1976 par le colonel Jean-Baptiste Bagaza, lui-même tutsi. Sous le régime encore plus modéré de son successeur Pierre Buyoya (également tutsi), des élections libres et honnêtes furent organisées en 1993. C’est un candidat hutu, Melchior Ndadaye, un survivant de l’Ikiza, qui obtint 65 % des suffrages. Mais cette embellie fut éphémère. L’armée, presque intégralement tutsie, ne voulut pas accepter la transition. Cinq mois plus tard, elle assassina le président élu, déclenchant une guerre civile qui dura douze ans et qui aurait fait 200 000 morts.

 

Mais, là encore, la différence avec le Rwanda persista. Le contact ne fut jamais rompu entre les adversaires, et la guerre se termina non pas, comme au Rwanda, par un génocide suivi de l’écrasement d’un des deux camps, mais par une paix négociée. L’accord d’Arusha, signé en 2000, fut une victoire de la raison.



 

Fidèle à sa vision superficielle des conflits qui lui sont culturellement étrangers, la « communauté internationale » apprécie les solutions simplistes. Elle aime surtout les élections, sans s’arrêter au fait que les partis qui y prennent part sont le plus souvent des agrégats à base régionaliste, ethnique, religieuse ou clanique qui accordent peu de place à la conception de vrais programmes. Ces ersatz de démocratie satisfont les bailleurs, plus intéressés par la « paix », qui favorise l’extraction des matières premières, que par des solutions de fond qui seraient difficiles à mettre en œuvre. Or la société et l’économie du Burundi sont malades depuis longtemps. En 2005, à la fin du conflit, le pays évoquait une bombe à retardement temporairement désamorcée ; les causes socio-économiques de la guerre n’avaient pas été traitées.

 

Le cœur du problème économique se trouve dans la relation entre la population et la question agraire. Même si cela dérange certains économistes (et certains démographes), nous sommes ici face à une situation malthusienne. La densité atteint 271 habitants par kilomètre carré, soit 2,3 fois celle de la France. Toute l’activité repose sur une agriculture qui emploie les méthodes traditionnelles les plus rudimentaires — comme la houe —, ne pratique pas la sélection des semences et utilise très peu d’engrais. Il en résulte un revenu annuel brut par tête de 282 dollars. Avec une croissance démographique de 3,8 % par an, la population devrait atteindre 16 ou 17 millions en 2025. La densité représentera alors 3,5 fois celle de la France, dans une région de collines peu propices à une augmentation des rendements agricoles.

 

Le revenu par tête décline régulièrement depuis 2004. Alors que l’économie agricole stagne, la relation entre la surface arable et la population continue à se détériorer. En 1930, on comptait 102 bouches à nourrir par kilomètre carré de terre arable ; aujourd’hui, il y en a six fois plus. Le manque de pâturages — et même de nourriture, dans le cas des poulets — provoque une réduction drastique des cheptels. Au cours des trente dernières années, le nombre de bovins a diminué de 50 % ; les volailles sont passées de 3,5 millions à 600 000.

 

Seul le nombre des chèvres, adaptées à la survie sur n’importe quel territoire, a doublé. Mais, si l’on se réfère aux précédents historiques, la croissance du cheptel caprin serait plutôt un signe de déclin. Elle est souvent liée aux effondrements écologiques, dont le plus grave a été observé après la conquête de l’Afrique du Nord par des tribus arabes envoyées par le califat du Caire. Le paysage maghrébin ne s’en est pas encore remis.

 

De surcroît, depuis le processus de transition instauré par l’accord d’Arusha, entre 2000 et 2005, plus de 500 000 réfugiés sont revenus de Tanzanie. La majorité d’entre eux se retrouvent sans terres. Les 2 milliards de dollars promis à Genève par la conférence des donateurs le 1er novembre 2012 ne représentent qu’un expédient. Le Burundi ne peut survivre sans troubles majeurs avec une agriculture primitive couplée à un taux de croissance démographique explosif.

 

Sur le plan politique, la paix d’Arusha, quels qu’aient pu être ses mérites immédiats, a semé les germes de la crise actuelle. Dans un premier temps, un congrès de 151 députés a élu président M. Nkurunziza, secrétaire général du Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD), avec 91,5 % des suffrages. Le CNDD-FDD avait été à la pointe des combats et avait acquis un certain prestige militaire durant la guerre civile. Il avait surtout montré une bonne capacité à s’entendre tant avec ses ennemis tutsis qu’avec ses rivaux hutus. Et il était parvenu à établir de bonnes relations avec la « communauté internationale ».

 

Cependant, s’il disposait d’atouts, il n’a pas su — ou pas voulu — s’en servir, précisément à cause du problème économique. Tout le paysage postconflictuel était dominé par la survie. Dans un environnement de compétition croissante, seul l’Etat était en mesure de venir en aide à la population, qui ne pouvait compter ni sur l’industrie, inexistante, ni sur un commerce indépendant. Dans le vocabulaire international, cela s’appelle de la corruption. En termes locaux, il s’agit de la création par le pouvoir de réseaux de survie clientélistes (3). Les 69,4 % de suffrages obtenus par le président lors de sa réélection du 21 juillet 2015 correspondent probablement à peu près aux bénéficiaires de la « démocratie » à la mode Nkurunziza ; l’homme n’a d’ailleurs jamais caché son approche très personnelle de la politique.

 

Un an après les élections législatives d’août 2006, le CNDD-FDD avait déjà essayé d’éliminer ses rivaux en inventant une tentative de coup d’Etat qui lui permettait d’incriminer une foule hétéroclite de personnalités : les anciens présidents Domitien Ndayizeye (hutu) et Pierre Buyoya (tutsi), le fondateur du CNDD Léonard Nyangoma (hutu), le chef du groupe extrémiste tutsi Solidarité des jeunes pour la démocratie (Sojedem) Deogratias Niyonzima et même le Hutu modéré Pancrace Cimpaye.

 

Diplomate soudanais aguerri et d’une grande politesse, l’envoyé spécial des Nations unies Nureldin Satti avait été prié de ne pas intervenir, sous peine d’être expulsé. Ce château de cartes était cependant si bancal qu’il finit par s’effondrer de lui-même. Seul bouc émissaire, le responsable des Forces nationales de libération (FNL) Alain Mugabarabona fut condamné à vingt ans de prison en janvier 2007. Lui non plus n’était coupable de rien, le complot n’ayant jamais existé. Mais la « communauté internationale », au nom de la paix à tout prix, préféra regarder ailleurs, sans comprendre qu’elle confortait le CNDD-FDD dans sa vision délirante : sa victoire lui donnait carte blanche pour agir à sa guise.

C’est dans ce climat qu’eurent lieu les élections législatives et présidentielle de mai 2010. Elles virent un triomphe du CNDD-FDD, qui remporta 64 % des voix. Ce succès s’explique aussi par les handicaps dont souffraient ses adversaires. Ainsi, les FNL, qui n’obtinrent que 14,25 % des voix, étaient la branche armée du vieux parti extrémiste hutu Palipehutu, né des suites de l’Ikiza de1972. Ils avaient refusé l’accord d’Arusha et tenaient le rôle du « méchant ». L’Union pour le progrès national (Uprona), quant à elle, ne rassembla que 6,25 % des suffrages ; elle payait le fait d’avoir été le parti unique de 1966 à 1990. Avec seulement 5,40 % des voix, le Front pour la démocratie au Burundi (Frodebu) entérinait un déclin entamé pendant les années de guerre. Né avec le multipartisme, en 1990, il avait contribué à faire élire le président Ndadaye en 1993.

 

Face à des adversaires insignifiants, bénéficiant d’une alliance de circonstance avec l’Uprona, le CNDD-FDD exerce alors un monopole quasi total sur la vie politique. Son comportement antidémocratique ne préoccupe pas la vaste majorité des paysans hutus, pour lesquels seule compte la capacité du président à « aider » les gens. Jouant de cette carte au maximum, le chef de l’Etat séduit en particulier ceux des régions de Ngozi et de Kayanza. Il est jeune, il joue bien au football (il a été professeur de gymnastique), c’est un fervent chrétien évangélique et il se rend le plus souvent possible en province pour inaugurer de petits projets sociaux (dispensaires, écoles, coopératives) qui ne changent pas grand-chose à la situation économique, mais qui sont visibles et permettent aux gens de se rencontrer et de discuter. Peu importe que le champ politique se ferme, que la liberté de l’information soit menacée, qu’on annonce régulièrement des meurtres de dissidents et que les mécanismes mis en place par l’accord de paix d’Arusha soient démantelés.

 

Lorsque, le 25 avril 2015, M. Nkurunziza annonce sa décision de se présenter pour un troisième mandat, en violation de la Constitution, il provoque une tentative de putsch de la part du général Godefroid Niyombare, le 13 mai. Le complot échoue en quarante-huit heures, largement parce que le « putschiste démocrate » a sous-estimé le soutien dont bénéficie le « dictateur populiste », à la fois au sein de l’armée et dans son électorat. M. Niyombare doit s’enfuir au Rwanda et le pays s’enfonce bientôt dans une guerre civile de basse intensité. Les assassinats ciblés et les coups de main sur des postes militaires se multiplient pendant toute la seconde moitié de 2015. En novembre 2015, le gouvernement reconnaît 130 morts depuis juillet, mais l’opposition avance le chiffre de 530. Depuis, il n’y a plus de décompte mais l’ONU évoque des fosses communes. La contestation s’organise surtout dans les zones urbaines, où le clientélisme est moins prégnant qu’en milieu rural.

 

Une question ne tarde pas à surgir : le chaos burundais pourra-t-il être contenu dans le cadre des frontières nationales, ou bien existe-t-il un risque de débordement ? Les événements de ces dernières semaines ont de quoi inquiéter. Longue et dévastatrice, la guerre des années 1996-2002 en RDC ne s’est jamais complètement terminée (4). Les provinces du Nord- et du Sud-Kivu restent des poudrières. Ayant officiellement retiré ses troupes de la RDC, le Rwanda manipule des milices tribales qui l’aident à exploiter illégalement des ressources minières et qui surveillent les guérillas du Front démocratique de libération du Rwanda (FDLR), issu de l’ancien gouvernement génocidaire hutu de 1994 et qui a survécu en territoire congolais. Kigali dispose de sa propre milice « congolaise », le M23, aujourd’hui replié au Soudan du Sud, pays lui-même en pleine décomposition. Sa frontière avec la République centrafricaine, mal contrôlée, voit rôder des éléments de multiples origines, y compris ceux de l’Armée de résistance du Seigneur, un groupe d’illuminés criminels.

Bruits de bottes à la frontière

Un peu plus au sud, le mouvement ethno-islamiste Forces démocratiques alliées -Armée nationale de libération de l’Ouganda (ADF-NALU), basé en RDC et soutenu en sous-main par le gouvernement de Khartoum, attaque régulièrement l’Ouganda, sans que le gouvernement congolais fasse quoi que ce soit pour s’y opposer. Kinshasa « déplore » bien sûr officiellement ces combats et prétend tenter d’y mettre fin. En réalité, le président Joseph Kabila, en accord avec Khartoum, se réjouit de voir ses adversaires d’Afrique orientale harcelés par une multiplicité de petits conflits locaux qui, sans les mettre réellement en danger, ne cessent de les fragiliser et de « brouiller » leur image internationale. Kinshasa et Kampala sont en concurrence pour l’exploitation du pétrole du lac Albert, sur leur frontière commune. Le président Kabila est bien placé pour connaître les liens entre ses ennemis rwandais et ses ennemis ougandais, étant lui-même un ancien officier du mouvement rebelle Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), que l’Ouganda et le Rwanda ont soutenu lorsqu’ils tentaient de conquérir les débris de ce que l’on appelait encore le Zaïre, au milieu des années 1990.

 

En résumé, l’instabilité règne sur une ligne qui va de la frontière entre la République centrafricaine et le Soudan du Sud jusqu’au Sud-Kivu et aux rives du lac Tanganyika. Ce n’est pas vraiment une zone de tempêtes, mais au moins de fortes bourrasques, où les Etats exercent un contrôle plus théorique que pratique : hors des capitales, la République centrafricaine, le Soudan du Sud, le Burundi et la RDC ne disposent pas des moyens militaires et policiers d’exercer une autorité réelle. L’Ouganda et le Rwanda, quant à eux, ont du mal à contrôler leur périphérie.

 

Tous les pays de la région se trouvent, pour des raisons diverses, gravement fragilisés. En République centrafricaine, la guerre civile que la France a récemment jugulée n’a pas fait place à une situation stable, et le « parrain » français demeure dans une situation incertaine : quand et comment pourra-t-il retirer ses troupes ? Au Soudan du Sud, la guerre civile qui a commencé en décembre 2013, peu après l’indépendance, est censée trouver une solution dans l’accord de paix signé en août 2015 à Addis-Abeba sous les auspices de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD). La mise en œuvre de l’accord est en cours, mais ses chances de succès paraissent faibles. Les hostilités, qui n’ont jamais vraiment cessé, peuvent reprendre à tout moment.

 

Elevé par l’Union africaine au rang de parrain régional, le président ougandais Yoweri Museveni, au pouvoir depuis trente ans, n’a pas besoin, pour sa part, de violer la Constitution pour se représenter aux élections de cette année : il l’a déjà modifiée pour se débarrasser de toute limitation du nombre des mandats en 2005. M. Paul Kagamé, son ancien officier de renseignement devenu président du Rwanda, vient de faire de même à Kigali par le biais d’un référendum bien organisé ; il demeure auréolé de sa victoire militaire de 1994 contre les génocidaires. A Kinshasa, M. Kabila aimerait bien pouvoir se livrer à la même opération, mais il ne contrôle pas aussi bien son Parlement que M. Museveni, et il n’est pas en mesure d’exercer, comme M. Kagamé, un chantage permanent sur le thème « moi ou le chaos ».

Pour le président Kabila, il importe donc de louvoyer. Et c’est là que le viol constitutionnel perpétré par son homologue Nkurunziza peut le servir. En décembre 2015, l’armée congolaise a ainsi arrêté au Kivu des combattants burundais, rwandais et congolais, tous anciens membres du M23 venus du Rwanda et en marche vers le Burundi. Il s’agirait d’une dizaine d’hommes chargés de recruter des agitateurs pour déstabiliser M. Nkurunziza. M. Kabila, sans être responsable de quoi que ce soit, peut donc utiliser un élément grave pour museler son opposition interne. Celle-ci pourra difficilement placer le débat sur le terrain des manipulations constitutionnelles si des bruits de bottes se font entendre à la frontière rwandaise. C’est la seule menace assez grande pour faire taire les critiques et justifier un état d’urgence que beaucoup d’opposants seraient forcés d’accepter sous peine de voir leur patriotisme remis en question.

 

Le président rwandais peut lui aussi trouver un intérêt dans la dégradation de la situation au Burundi. M. Nkurunziza cherche par tous les moyens à ethniciser le conflit en accusant les Tutsis d’être derrière la rébellion — alors que tous les insurgés étaient des Hutus, anciens compagnons de route de M. Nkurunziza lui-même. Or son homologue de Kigali, qui rêve de rétablir au Burundi le régime tutsi qu’il a restauré au Rwanda il y a vingt ans, soutient aujourd’hui la rébellion burundaise.

 

Les combattants arrêtés au Kivu sont des membres de son mouvement, le M23, qui se réfèrent à M. Alexis Sinduhije, politicien tutsi burundais en fuite. Comme l’était le général Jean Bikomagu, ancien chef d’état-major des forces armées burundaises devenu un modéré, assassiné le 15 août par des « inconnus ». M. Kagamé, dont les méthodes autoritaires heurtent de plus en plus la « communauté internationale », a besoin d’un peu de violence pour détourner l’attention, surtout si cette violence fait passer dans les médias des frissons — très probablement exagérés — de « génocide ».

Déchaîner les haines ethniques : une recette éprouvée pour parvenir au pouvoir dans la région des Grands Lacs. Le président Museveni, chargé par l’Union africaine de résoudre la crise au Burundi alors qu’il a lui-même fait paillasson des limites du mandat présidentiel en Ouganda, ne dispose pas de l’autorité morale et politique nécessaire. Par conséquent, il n’agit presque pas. Et, pendant qu’il n’agit pas, la violence monte, dans un contexte politique où les défaillances structurelles trouvent plus de bénéficiaires que d’adversaires. La dernière fois que des calculs tactiques du même genre ont eu lieu dans la région, en 1996, cela s’est soldé par trois millions de morts.

 

Le monde-diplomatique

Gérard Prunier 

 

(1Lire Pierre Benetti, « Au Burundi, les racines de la colère », Le Monde diplomatique, juin 2015.

(2Cf. Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, Burundi 1972. Au bord des génocides, Karthala, Paris, 2007.

(3Cf. Christine Deslaurier, Un monde politique en mutation : le Burundi à la veille de l’indépendance, thèse soutenue à l’université Paris-I, 2002.

(4Cf. Africa’s World War. Congo, the Rwandan Genocide, and the Making of a Continental Catastrophe, Oxford University Press, New York, 2009.

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