jui
01
2024

Omerta sur un désastre

Le message du président Ndayishimiye à Nyabihanga a suscité des interrogations. Alors que le pays traverse une énième pénurie de carburants, le chef de l’État indique qu’il y a une « haute personnalité » derrière cette crise. Selon lui, cette situation est la conséquence des « saboteurs » et non du manque de devises. Pourtant, ils restent inamovibles d’après le président. N’est-ce pas une sorte d’impunité camouflée ? Plusieurs observateurs dénoncent une incohérence du discours au plus haut sommet de l’État. Analyse.

Par Pascal Ntakirutimana

« Le Burundi connaît aujourd’hui le troisième épisode de manque de carburant de son histoire », analyse Simon Kururu, un vétéran de la presse burundaise. Le président Evariste Ndashimiye n’est pas loin de cette « réalité ».

Lors de son discours sur l’état de la nation du 19 juin 2024, en marge de son quadriennat à la présidence, il réaffirme qu’« il y a des lamentations des Burundais ici et là dans le pays. » Il précise que ces dernières « portent essentiellement sur la carence des produits importés », parmi lesquels figurent bien sûr les carburants.

Le fait que le chef de l’État avoue publiquement qu’il y a un malaise dans le pays est « une étape cruciale », selon un activiste de la société civile burundaise. Mais comment le président présente-t-il et explique-t-il cette situation ? Qui est derrière cette pénurie ? L’aveu est tombé à pic.

Une puissance publique en berne ?

S’il y a quelque chose qui a défrayé la chronique et suscité un tollé dans l’opinion ces derniers jours, c’est véritablement le message du chef de l’État à Nyabihanga, dans la province de Mwaro, lors de la « croisade d’action de grâce » organisée par le couple présidentiel à l’occasion du 4e anniversaire de l’investiture du président.

Dans son message, le chef de l’État a révélé une haute autorité derrière la pénurie de carburants. « Il y a une personnalité qui a ameuté tout le monde en faisant courir le bruit qu’il y a un coup d’État en préparation et qu’il ne faut surtout pas faire la livraison de carburant au Burundi. Imaginez-vous, celui-ci est allé jusqu’à bloquer les documents requis pour le bateau contenant le carburant à destination du Burundi. Cette autorité a même consigné qu’une fois la livraison de carburant faite, le Burundi ne sera pas en mesure d’opérer la contrepartie. […] Mais je lui ai pardonné », a déclaré le président Ndayishimiye.

Il va sans dire, a-t-il ajouté, que d’autres personnalités ou fonctionnaires de l’État mettent le bâton dans les roues. « Il y a d’autres personnalités qui se sont liguées pour clamer haut et fort que je ne suis pas l’homme qu’il faut à leurs yeux. Elles se sont juré de me laisser faire cavalier seul. Il y a même ceux qui se laissent corrompre et commettent des écarts pour que je les jette au rebut afin de rester seul maître à bord. »

Il a avisé ces « détracteurs » : « Je tiens à vous avertir que quoi que vous fassiez, notre destin restera lié jusqu’à la concrétisation de la vision 2040-2060. Que vous ayez un sursaut de changement ou non, je n’ai nulle part où vous placer, car même vos successeurs feront pareil. Combien de changements ai-je déjà opérés ? »

Ces propos ont offusqué. L’aveu du président intervient au moment où tous les indicateurs socio-économiques sont presque au rouge. La république est presque paralysée et tous les services sont au ralenti ou presque à l’arrêt suite justement à cette pénurie chronique de carburants et ses corollaires.

Le tollé qu’a suscité la sortie du président est donc assez compréhensible. Le président s’érige d’abord en « élu de Dieu » – assertion relayée par le compte Twitter de Ntare-House. Ceci confirme une tendance lourde du pouvoir : face à la crise multiforme que connaît le pays, le chef de l’État a tendance à contenir le mea culpa de son pouvoir sous les draps des pratiques et logiques religieuses. La parole présidentielle s’en trouve ici abîmée, dévalorisée.

En fait, la puissance publique tire sa légitimité de son aptitude à aligner son discours sur son action pour atteindre son objectif.

Pour ce faire, la sanction d’une faute d’un « serviteur de l’État » a pour vocation de prévenir sa récidive. Son impunité, en revanche, l’encourage, la nourrit.

Un politologue rappelle d’ailleurs que « c’est la sanction qui corrige la société. Sinon l’impunité s’étale progressivement et la société devient ingouvernable. » Un économiste politique est inquiet. Il parle d’une « omerta sur un désastre ». « C’est une véritable bouc-émissarisation pour dissimuler le nœud du problème. » Avant de s’interroger : « Qui est cette autorité qui paralyse le pays et qui bénéficie ipso facto du pardon sans pour autant être traduite en justice ? Pourquoi ne l’a-t-il pas citée nommément alors que lui-même ne cesse d’exhorter les Burundais à dénoncer publiquement les détracteurs de l’État ? »

Peut-être que le président a ses raisons de privilégier le pardon pour certains au détriment de la sanction. Il reste à nous convaincre si le « pardon » précède désormais la sanction ou vice versa dans la République du « lait et du miel ».

Tenez bien, le pardon n’est pas en soi mauvais. Mais même pour les croyants en l’histoire biblique, ils savent que Jésus, à qui nous devons ce pardon, a chassé du temple de Jérusalem ceux qui voulaient le transformer en marché.

Finalement, comme dit l’adage : « Les loups ne se dévorent pas entre eux » au Burundi, sauf à quelques exceptions près.

Dissonance dans le discours

« Ce n’est pas à cause du manque d’argent qu’il y a pénurie de carburants. Ce sont plutôt les manigances diaboliques des possédés qui sont à l’origine de cette situation », a laissé entendre le président Ndayishimiye. De quel argent parle le chef de l’État ? Probablement des devises, puisque le carburant ne s’achète pas en monnaie locale. La déclaration du chef de l’État rassure, mais suscite également des inquiétudes.

Par exemple, devant les sénateurs le 20 décembre 2023, Chantal Nijimbere, ministre burundaise du Commerce, a avoué que la pénurie de carburants est due à la carence de devises.

« Il n’y a pas assez de devises. Sinon, on pourrait même constituer des stocks stratégiques pour plusieurs mois, voire une année. »

Dernièrement, le 19 juin, au Sénat pour répondre aux questions des sénateurs, Ibrahim Uwizeye, ministre de l’Hydraulique, de l’Énergie et des Mines, malgré son pessimisme sur la crise du carburant (« le Burundi n’a jamais connu une crise complète du carburant »), a tranché. Il a fait appel aux opérateurs économiques d’augmenter la production afin de pouvoir exporter et rapatrier des devises, ce qui permettra d’avancer vers l’autosuffisance. Cela signifie qu’il constate aussi que la carence de devises reste un défi à surmonter pour avoir du carburant.

Le Premier ministre a d’ailleurs déjà emboîté le pas. Il a indiqué que c’est la carence de devises qui paralyse ce secteur, tout en proposant d’accroître la production à exporter. C’était devant les parlementaires lors de la séance plénière du 24 avril dernier.

Normalement, les élus attendent de leurs représentants un discours cohérent visant surtout à trouver des solutions aux problèmes sociétaux. Mais à écouter la déclaration du chef de l’État à Nyabihanga et celui de ses collaborateurs, on sent une altérité : le principe du déni qui s’oppose au principe de réalité qu’incarnent ses collaborateurs. Du moins, si l’on tient compte de la situation sur le terrain. Or, le déni de l’évidence par certaines autorités risque de conduire à la montée d’« associés-rivaux » et à la déliquescence de l’État.

« Une situation indigeste »

 

Tous les chefs de partis approchés pour recueillir leurs réactions sur le message de Nyabihanga constatent que ces « révélations sont inquiétantes pour le pays ».

« C’est inconcevable qu’il y ait une haute autorité responsable de la pénurie de carburants et qu’elle soit connue du chef de l’État, alors qu’il la pardonne et la garde dans ses fonctions. C’est une situation qui devient indigeste », lâche Aloys Baricako, président du parti Ranac.

Cependant, ce politique reste optimiste. « Admettons qu’il y ait des devises à la BRB, mais pourquoi cette persistance de la pénurie de carburants ? Ne pourrait-on pas privilégier son importation ? » Et d’implorer : « Il faut que le président prenne le taureau par les cornes et fasse appliquer la loi. Sinon, le Burundi deviendra le royaume des gangsters et risque d’assister à un bicéphalisme au plus haut sommet de l’État. »

De bicéphale, à deux têtes, venant du latin, le bicéphalisme désigne un mode d’organisation basé sur une double structure du pouvoir. Or, la constitution burundaise du 7 juin 2018 ne reconnaît pas ce mode d’organisation du pouvoir. Par ailleurs, ce mode d’organisation du pouvoir – peu importe la société – ne donne pas assez de chance au chef de l’exécutif pour prendre de grandes décisions pouvant sauver la république.

« Une faiblesse de l’autorité », glisse Kefa Nibizi, le président du parti Codebu. Dans les déclarations du chef de l’État, poursuit-il, il apparaît que l’autorité en question prenait comme prétexte un renversement des institutions en cours. « Cela montre que nous avons des institutions qui vivent dans une peur endémique d’instabilité, où certaines autorités se dressent contre d’autres. Cela perturbe le fonctionnement normal des institutions et la population en est victime. »

Selon M. Nibizi, le fait que le chef de l’État et ses ministres n’ont pas la même lecture de l’origine de la pénurie de carburants montre qu’ils ne peuvent pas trouver une solution cohérente à ce problème. C’est ainsi que Gabriel Banzawitonde, président du parti APDR, demande au président de dépasser l’émotion sentimentale et de passer aux sanctions contre les auteurs de crimes économiques et de la pénurie de carburants, sachant qu’il a affirmé les connaître lui-même.

Une chose est sûre : qu’il y ait une personnalité bloquant le carburant ou des gens sabotant, les Burundais ont besoin d’un souffle. Et il est possible de l’obtenir. Le Burundi a des hommes et femmes capables d’apporter une nouvelle donne. Il suffit de les écouter, de privilégier le mérite et la compétence dans le recrutement des fonctionnaires, et de faire de la loi une priorité. Car, « nul n’est censé ignorer la loi. »

https://www.iwacu-burundi.org/omerta-sur-un-desastre/

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