Elections 2020 : « Un match sans arbitre » ?
Listes électorales non affichées, des électeurs sans cartes d’électeur, l’opposition “écartée” dans plusieurs bureaux de vote, des mandataires politiques en prison et d’autres en clandestinité, etc. La CENI est accusée de faillir à sa mission. De son côté, celle-ci explique que le processus est correctement mené. Eclairage.
Dossier réalisé par Fabrice Manirakiza, Rénovat Ndabashinze, Hervé Mugisha, Alphonse Yikeze, Arnaud Igor Giriteka et Mariette Rigumye
“Dans la commune Mugamba, nous n’avons aucun membre dans tous les bureaux de vote”, lance, furieux, un représentant du Congrès national pour la liberté (CNL) dans cette commune de la province Bururi. “Ce qui est étonnant, c’est que certains candidats du Cndd-Fdd aux élections communales sont des membres ou présidents des bureaux de vote. C’est incompréhensible et contraire à la loi”.
Les habitants de Mugamba donnent l’exemple de la colline Coma. “Le directeur du Lycée Tora prénommé Polycarpe est président du bureau de vote alors qu’il compte s’y présenter. Sur la colline Mwumba, Rémy Ndayubahe, conseiller technique chargé du développement de la commune, est aussi membre du bureau de vote où il est candidat”. D’après les Inyankamugayo de la commune Mugamba, cela se remarque sur les collines Dongeruzi, Kirinzi et ailleurs. Ils redoutent “un trucage des urnes”.
Le nœud du problème, l’article 40
Ce sont les mêmes lamentations dans la commune Bururi. «Sur les 139 bureaux de vote, nous n’avons aucun agent. Et pourtant, nous avions transmis des noms à la CECI. Cela n’augure rien de bon». L’article 40 du Code électoral stipule que: «Un bureau électoral soit composé d’un président et de quatre membres désignés par la Commission Électorale Communale Indépendante parmi les électeurs inscrits au rôle dudit bureau dans le respect des équilibres politiques, ethniques et de genre».
Une situation qui porte à se demander si ” la CENI appartiendrait au seul Cndd-Fdd?’’ Dans 57 bureaux de vote, déplore un responsable du CNL dans la commune Vyanda, les agents membres du Cnl ne sont présents que dans 9 bureaux de vote. «Nous avons écrit une correspondance à la CECI et mis en copie la CEPI Bururi. Pas de réponse, pour le moment’’. Il se demande quand ils seront rétablis dans leurs droits, d’autant plus que les élections approchent. Pour eux, sans l’ombre d’un doute, c’est un trucage préparé à l’avance. «Sur 370 agents de bureaux de vote prévus en commune Rutovu, nous en avons 37 alors qu’on devait avoir 74. C’est difficile de faire confiance à ces militants du Cndd-Fdd qui sont majoritaires dans les bureaux de vote».
«C’est un match sans arbitre!»
En province Rumonge, là aussi on retrouve les mêmes plaintes. «Il y a une exclusion presque totale», déplore un responsable du CNL dans cette province. «En commune Muhuta, aucun membre du CNL sur 108 bureaux de vote. En commune Bugarama, il y a 290 membres des bureaux de vote, le CNL a 33 membres. Sur 1670 membres qui vont prester dans 334 bureaux de vote, le CNL ne dispose que de 30 agents». En commune Burambi, où il y a 96 bureaux de vote, le CNL n’a que dix membres sur 480. En commune Buyengero, le CNL a 63 membres sur 470 personnes. «En gros, le pourcentage des Inyankamugayo dans les bureaux de vote varie entre 0 et 13%. »
Les militants de l’opposition fustigent aussi le non-affichage des listes électorales. Pourtant, “la loi est claire à ce propos. Il faut les afficher sur les collines. Mais, jusqu’à maintenant, ce n’est pas encore fait”, s’indigne un représentant du CNL en commune Songa de la province Bururi. “Par exemple, des gens se sont enrôlés sur les collines de Kivubu et Muyinya de la commune Rutovu alors qu’ils sont de la commune Buraza de la province Gitega et vice-versa. Si elles étaient affichées, les listes électorales pourraient éclaircir tout cela. La CENI fait la sourde oreille. Elle devait être prudente en évitant de monter les Burundais les uns contre les autres”.
La récupération des cartes d’électeur a été aussi un casse-tête. «Lorsqu’il y a eu enrôlement des électeurs en 2018, nombre de personnes se sont fait inscrire à Bujumbura. Par après, elles ont fait un transfert pour pouvoir voter sur leurs collines d’origine. Leurs cartes ne sont jamais arrivées», font savoir les habitants de la commune Mugamba. “En commune Rutovu, les cartes d’électeur des personnes décédées ont été récupérées par des Imbonerakure. De même que les cartes des personnes âgées. L’administration est en train de fabriquer leurs cartes d’identité. C’est une autre forme de fraude électorale”, confient des habitants de Rutovu.
Les opposants du sud du pays assurent qu’ils vont veiller au grain et au moulin le jour des élections. “Ils pensent qu’ils vont nous voler notre victoire. Ils peuvent toujours courir”, indique un militant de Rumonge. “Nos mandataires politiques sont partout emprisonnés, nous avons anticipé tout cela. Il y a un autre qui sera là le jour des élections”, renchérit un autre militant du CNL à Rumonge.
Un président d’une CECI évincé et emprisonné
Jean de Dieu Nshimirimana, responsable de la Commission électorale dans la commune Songa en province Bururi, a été arrêté ce 11 mai. Il est accusé par l’administration communale d’avoir commis de fautes professionnelles.
D’après elle, le président de la CECI-Songa entravait les activités en plaçant des responsables de bureaux de votes dans des collines différentes de celles de leurs collines d’origine. En plus, il a nommé, au poste des présidents des bureaux de vote, des candidats aux élections des conseillers communaux.
Emmanuel Hurumbirimana, responsable du parti CNL dans la commune Songa, n’est pas de cet avis. Il explique que M. Nshimirimana a plutôt refusé d’exécuter les ordres de l’administration communale. Elle voulait lui imposer de placer de nouveaux responsables des bureaux de vote. Il indique que sur 23 membres de bureaux de vote du CNL, 12 ont été rayés de la liste. Et de révéler qu’avec l’arrestation du président de la CECI, il craint que les restants sur la liste ne subissent le même sort.
«L’accusation portée contre lui a pour objectif de l’éloigner pour qu’ils puissent mettre leur plan en exécution», fait savoir M. Hurumbirane. Si cette situation persiste, poursuit-il, les élections dans la commune Songa pourraient se dérouler dans un climat tendu. Mais, l’administration de la commune Songa assure que les élections vont se dérouler dans « une parfaite harmonie. »
Signalons que la CEPI-Bururi a déjà nommé provisoirement Yolande Nshimirimana, comme présidente de la CECI-Songa. Iwacu a essayé de joindre Nancy-Ninette Mutoni, commissaire à la communication au Cndd-Fdd, sans succès.
Réactions
Gaston Sindimwo : «C’est déplorable d’organiser des élections sans observateurs internationaux»
Comme leitmotiv de ce candidat de l’Uprona à la présidentielle, l’appel lancé à la CENI pour qu’il y ait des élections crédibles. « C’est déplorable d’organiser des élections sans d’observateurs internationaux ni régionaux. Il va falloir surveiller nous-mêmes le déroulement des élections pour qu’elles soient crédibles. Ce sera difficile, parce que la composition des responsables des bureaux de vote est à majorité Cndd-Fdd ».
Pour Gaston Sindimwo, ce qui va sortir de ces bureaux n’engagera pas l’Uprona. « C’est grave, on prend 45% du parti au pouvoir, 25% de l’administration. Le Cndd-Fdd et l’administration, c’est la même chose », résume-t-il lâché.
« Pour les autres partis politiques, c’est 2%. Il fallait inclure les partis les plus représentatifs. Nous voulons des élections crédibles. Difficile d’autant plus qu’il n’y a plus d’observateurs internationaux».
Agathon Rwasa : «La nomination des membres des bureaux de vote est une catastrophe »
Pour le parton du CNL, les cartes d’électeurs inscrits décédés, emprisonnés, en dehors du pays doivent être inventoriées afin que leurs détenteurs soient rayés des listes électorales pour éviter que ces cartes soient frauduleusement utilisées dans le gonflement des votants. «Bien que les cartes d’électeurs aient été reçues, certaines personnes se sont vues retirer par force leurs cartes. Cela s’est passé sur colline Rugoma, commune Butaganzwa en Province Kayanza et ailleurs. D’autres cartes ont été déchirées». A son avis, la CENI doit définir l’un ou l’autre moyen permettant aux personnes concernées de participer au vote comme tout autre citoyen.
Agathon Rwasa déplore l’absence d’affichage public des listes électorales. De plus, selon lui, la nomination des membres des bureaux de vote est une catastrophe. «Les personnes nommées sont quasiment issues du parti Cndd-Fdd en ignorance totale du CNL. Il sied de mentionner en outre que les membres de l’administration se déguisent en bénéficiaire pour s’accaparer au côté du parti au pouvoir des places des membres des bureaux de vote qui revenaient aux autres partis politiques». Pour le CNL, ces irrégularités sont de nature à favoriser la fraude électorale et décrédibiliser le processus électoral en cours.
Le candidat Agathon Rwasa invite le président de la CENI à s’impliquer personnellement pour faire respecter l’article 40 du Code électoral sur l’attribution équitable des places des bureaux de vote en vue de garantir un processus électoral libre, impartial et indépendant.
Aloys Baricako : « Les membres des bureaux de vote sont essentiellement issus du Cndd-Fdd »
Dans sa conférence de presse tenue le 8 mai, Aloys Baricako, président de Kira-Burundi, avaient émis ses appréhensions quant aux nouvelles cartes d’électeur. « La carte d’électeur utilisée pour 2018 au moment du référendum constitutionnel était aussi valable pour les élections générales de 2020 ! »
Selon M. Baricako, pour des raisons diverses, plusieurs personnes inscrites n’ont pu bénéficier de ces nouvelles cartes d’électeur. « Certaines ont été récupérées par des gens organisés et d’autres n’ont pas été produites ». Cela indique, d’après le chef de Kira-Burundi, que la raison de l’octroi de la nouvelle carte est destinée à la manipulation du fichier électoral.
Et de relever aussi la non-publication des listes électorales par la CENI. « La CENI nous parle de 5.000.000 d’électeurs ! Or, sur une population d’à peu près 11 millions de Burundais, majoritairement très jeunes, il est peu probable que nous ayons la moitié d’entre eux en âge de voter ! » Pour Baricako, la disponibilité des listes électorales est une question de transparence. « Cela permettrait de lever toutes ces incertitudes ! ».
Quant aux membres des bureaux de vote, le dirigeant de l’alliance Kira-Burundi, dénonce une composition mono-partisane dans plusieurs endroits. « Les membres de ceux-ci sont essentiellement issus du Cndd-Fdd, l’administration et la société civile acquise à la cause du parti au pouvoir ».
Francis Rohero : « Les listes électorales ne sont pas l’apanage des seuls candidats »
Le candidat indépendant à la Présidentielle estime que depuis longtemps ces listes auraient dû être portées à la connaissance du public. «Préalablement, elles devraient être affichées afin que quiconque puisse vérifier qu’il fait partie des votants». Après tout, explique-t-il, les élections ne sont pas l’apanage des seuls candidats, c’est le rendez-vous de tout un peuple.
A propos des présidents de bureaux de vote en même temps candidats, il n’y va pas du dos de la cuillère. « Si réellement la CENI reconnaît que cela est contraire au Code électoral, ça lui revient de rectifier le tir ».
Phénias Nigaba : «La CENI a failli à sa mission dès le départ»
« Comment pourra-t-on accepter des résultats alors que la loi a été délibérément violée » s’interroge Phénias Nigaba, le porte-parole du parti Sahwanya-Frodebu. Selon lui, il n’y a aucun membre des bureaux de vote provenant de ce parti sur toute l’étendue du territoire. Il affirme que cette exclusion entache le triple scrutin du 20 mai 2020. Il affirme que la CENI a failli à sa mission dès le départ. «Lors de la mise en place de ses démembrements, notre parti a été écarté. Difficile de faire confiance à cette commission». Néanmoins, M. Nigaba admet que les mandataires du Frodebu ont reçu leurs accréditations.
Pierre Claver Kazihise: « Les listes électorales ne peuvent pas être affichées, faute d’espace suffisant»
«La CENI n’acceptera jamais que des cartes volées soient utilisées durant le triple scrutin du 20 mai», tranquillise Pierre Kazihise, président de la CENI. M. Kazihise a tenu à éclaircir l’opinion sur les lamentations de certains candidats : «En date du 2 février 2020, nous avons tenu une réunion avec tous les responsables des partis politiques. Nous leur avons officiellement annoncé que les listes électorales étaient disponibles.» a-t-il souligné. D’après lui, elles ne peuvent pas être affichées, faute d’espace suffisant.
Concernant la nomination des membres des bureaux de vote, Pierre Claver Kazihise est sans équivoque : «Le paysage politique ne se limite pas seulement eu Cndd-Fdd et CNL. Avec plus de trente partis politiques au Burundi, il est impossible de les satisfaire tous. D’autant plus que chaque bureau de vote ne compte que cinq membres». Et de rassurer que la CENI ne ménagera aucun effort : «Bien qu’ils proviennent des partis, les membres des bureaux de vote sont au service de la CENI. Une punition sévère sera administrée à quiconque d’entre eux violera la loi». Le président de la CENI affirme sans ambages que les équilibres politiques, ethniques et de genre ont été respectés dans la composition des bureaux de vote.