Génocide au Rwanda : le rôle trouble des mercenaires et des services français
À l’origine de plusieurs coups d’État sur le continent, Bob Denard a également offert ses services aux génocidaires rwandais en 1994, selon un rapport publié jeudi par l’association Survie. Le mercenaire, décédé en 2007, aurait été mandaté, sous un nom d'emprunt, pour des missions grassement rémunérées par le gouvernement rwandais de l'époque. Analyse de Jean-François Dupaquier, ancien journaliste et spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs.
Plus de dix ans après sa mort, Bob Denard continue de faire parler de lui. En témoignent les dernières révélations de l’association Survie, qui lèvent le voile sur le volet rwandais des actions occultes conduites par le célèbre mercenaire de la « Françafrique ». En 1994, celui-ci était en affaires avec le gouvernement intérimaire rwandais, instigateur du génocide qui a coûté la vie à quelque 1 million de victimes.
Dans une lettre datée du 13 septembre 1994, soit peu de temps après la fin du génocide, le ministre de la Défense du gouvernement intérimaire en exil évoque ainsi un « contrat d’assistance technique » passé avec la société Martin et Cie, pour un montant total de 300.000 dollars. Une société derrière laquelle se serait en réalité caché Bob Denard, dont un nom d’emprunt est Robert Bernard Martin.
Le mercenaire aurait également offert ses services en plein génocide. Un reçu émis le 5 juillet 1994 par l’ambassade du Rwanda à Paris mentionne ainsi l’existence d’un virement de 1.086.000 francs de l’époque à Robert B. Martin – sans qu’il soit possible de connaître la contrepartie de cette juteuse rémunération.
À l’époque, Bob Denard était sous contrôle judiciaire. Mais il semblait pourtant jouir d’une grande liberté d’action, comme l’attestent ses fausses pièces d’identité – notamment un faux passeport au nom de Robert Bernard Martin, délivré par la préfecture des Hauts-de-Seine. Des éléments qui alimentent le doute sur l’implication supposée des autorités françaises dans cette affaire.
Ancien journaliste, spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs, Jean-François Dupaquier revient pour JA sur le rôle trouble des mercenaires et des services français lors du génocide commis au Rwanda.
Jeune Afrique : Le rapport de Survie tend à démontrer que Robert Bernard Martin et Bob Denard ne font qu’un. Pourquoi ce lien est-il établi si tardivement ?
Jean-François Dupaquier : Jusqu’ici, il manquait un élément central : les faux documents d’identité de Bob Denard. Le site Internet orbspatrianostra.com les a récemment publiés, offrant ainsi la preuve que Robert Bernard Martin et Bob Denard ne sont en réalité qu’une seule et même personne.
Avant cela, on disposait déjà de documents sur la société Martin et Cie [au nom de laquelle le mercenaire était rémunéré par le gouvernement génocidaire], qui avaient été découverts dans différents sites au Rwanda, dans les archives de l’ambassade du Rwanda à Paris ou auprès des forces armées rwandaises au Zaïre dans les années 1997-1998.
Au fur et à mesure, ces documents ont fini par former les pièces d’un puzzle qui pointe le rôle de Bob Denard auprès des forces génocidaires, et ses liens avec les autorités françaises.
Peut-on réellement affirmer que Paris a soutenu – au moins tacitement – les activités de Bob Denard durant le génocide des Tutsis ? Les éléments apportés par le rapport de Survie le laissent supposer sans toutefois le prouver de manière irréfutable…
Évidemment, les éléments mentionnés ne sont pas tous probants. Reste que les faux papiers d’identité de Bob Denard, qui lui ont permis de recevoir de l’argent du gouvernement génocidaire, ont été délivrés par des autorités françaises – notamment son faux passeport, émis par la préfecture des Hauts-de-Seine.
Il y a aussi les déclarations faites par l’intéressé lui-même dans son livre Corsaire de la république, publié en 1998, où il déclare : « Les projecteurs de l’actualité sont braqués sur le Rwanda. Depuis la mort du président Habyarimana, les ministres rwandais font savoir qu’ils redoutent un véritable génocide. Les services français, avec qui je suis en contact, s’inquiètent eux aussi de la situation. Je suis près à aller plus loin au service de Rwanda. »
Mis bout à bout, ces éléments forment un faisceau de présomptions assez lourd sur le soutien des autorités françaises à Bob Denard.
D’après le rapport de Survie, la DGSE aurait tenté de freiner les ardeurs du mercenaire. Quels services, alors, lui auraient accordé leur « feu orange » ? Et quel était leur intérêt à le faire ?
D’après les documents disponibles et les révélations d’anciens des services français, il apparaît clairement que la Direction du renseignement militaire (DRM) était très en soutien des forces génocidaires. Ce qui n’était pas le cas de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui a fait une analyse très différente de la situation [prenant davantage ses distances avec le soutien français au régime hutu qui supervisait le génocide]. Cela apparaît d’ailleurs clairement dans les notes du colonel Thierry Jouan, de la DGSE.
Comment expliquez-vous cette divergence d’approches entre les deux services ?
Il faut souligner que la DRM est à l’époque un service très récent, qui a vu le jour deux ans avant le génocide. Dès le départ, ils ont commis l’erreur de recruter comme agents des officiers supérieurs français qui intervenaient déjà au Rwanda contre le Front patriotique rwandais [FPR, la rébellion essentiellement tutsie en lutte contre le régime Habyarimana]. Leur analyse était donc faussée, car liée à cette double appartenance.
Mis à part Bob Denard, d’autres mercenaires français ont-ils joué un rôle dans le génocide des Tutsis au Rwanda ?
Absolument. Je les ai moi-même cités dans mon livre Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda. On connaît leurs noms, leurs activités et leurs dates de voyages. Parmi eux, il y a notamment Paul Barril [ancien chef adjoint du GIGN et numéro 2 de la cellule antiterroriste de l’Elysée], qui est le premier à être intervenu au Rwanda dès les années 1988-1990. Il va prendre une place de plus en plus importante au moment du génocide, en se chargeant de la livraison d’armes et de la formation de commandos. À l’époque, Barril est notamment en lien avec un certain Jean-Marie Dessalles, qui est lui-même le lieutenant de Bob Denard – tous deux interviendront ensemble dans l’un des multiples coups d’Etat organisé aux Comores.
Pourtant, aucun des mercenaires français ayant opéré au Rwanda n’a été inquiété, ni même interrogé par la justice, à l’exception notable de Jean-Marie Dessalles, auditionné par le juge Jean-Louis Bruguière dans le cadre de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994. En 2001, il a reconnu son rôle au Rwanda dans la formation de commandos d’intervention pour le compte de Paul Barril. L’absence de curiosité de la justice française, qui aurait pu chercher à en savoir plus, pose, à l’évidence, beaucoup de questions.
Jean-François Dupaquier est l’auteur de Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda (éd. Karthala, 2014)
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