oct
05
2018

Un demi-siècle d’instabilité : Au Burundi, les racines de la colère

En moins d’un mois, le Burundi a vécu des manifestations populaires, un exode massif et une tentative de coup d’Etat. Dans un pays marqué par une longue guerre civile, la volonté du président Pierre Nkurunziza de se maintenir au pouvoir à tout prix fragilise les équilibres politiques et sociaux.

 

 

"Pour une fois qu'on était sortis de la question ethnique et qu'on était plus ou moins en paix!", se lamentent des manifestants des quartiers périphériques de Bujumbura, capitale du Burundi, où la contestation a démarré. La candidature du président Pierre Nkurunziza à sa propre succession a sucité un profond sentiment de révolte chez de nombreux jeunes Burundais. Ils sont nés pendant ou après la guerre civile qui a ravagé le pays de 1993 à 2008, faisant trois cent mille morts. Pour eux, l’accord d’Arusha (Tanzanie), signé le 28 août 2000 par le gouvernement et les groupes armés hutus (1), constitue un cadre essentiel pour la paix. Or il stipule que le chef de l’Etat, élu au suffrage universel direct, ne peut effectuer que deux mandats (2).

Mais cette crise dépasse les enjeux électoraux. Contrairement à celle du Rwanda voisin, où les références ethniques sont bannies depuis le génocide des Tutsis, en 1994, la Constitution burundaise impose des quotas de Hutus, de Tutsis et de Twas au Parlement (3) ; l’accord d’Arusha, quant à lui, en établit dans l’armée et dans les administrations (4). Or la préservation du « consensus d’Arusha » bute sur les manœuvres du premier président de l’après-guerre, M. Nkurunziza, d’origine hutue, dont le système d’Etat-parti cristallise toutes les tensions. Né en 1963 dans la province de Ngozi (Nord), il a été élu en 2005 et réélu en 2010 lors d’élections boycottées par l’opposition. Nul ne saurait dire si sa nouvelle candidature vise à satisfaire son appétit de pouvoir ou à protéger ses proches impliqués dans les scandales (corruption, disparition d’opposants) qui ont émaillé ses deux mandats.

L’itinéraire de celui que l’on surnomme « Petero » raconte l’histoire politique et sociale d’un pays dont l’indépendance, en 1962, fut suivie de trente ans de domination tutsie, sous l’étendard d’un parti unique, l’Union pour le progrès national (Uprona). En 1972, son père, député, est tué au cours des affrontements par l’armée burundaise, à majorité tutsie, qui réprime une tentative de coup d’Etat en éliminant massivement les élites hutues. En 1993, il perd deux autres membres de sa famille dans la guerre civile qui s’ouvre après l’assassinat du premier président hutu démocratiquement élu, Melchior Ndadaye. Massacres et déplacements de populations s’ajoutent aux combats « réguliers » entre les mouvements armés à dominante hutue et les Forces armées burundaises (FAB). M. Nkurunziza, alors professeur de sport, rejoint le Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD), issu du Front pour la démocratie au Burundi (Frodebu) de Ndadaye.

Après l’accord de paix d’Arusha, il prend la tête d’une nouvelle branche de la rébellion : le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD). Cette branche ne déposera les armes qu’en 2003, grâce aux bons offices de l’Afrique du Sud. Le processus de paix a donc été bâti sans ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir. Cela pourrait expliquer le peu de cas qu’ils font de l’« esprit d’Arusha ».

Dans les quartiers jugés « en insurrection » par le gouvernement, des tracts comparent M. Nkurunziza à M. Blaise Compaoré, le président burkinabé chassé du pouvoir en février 2015 (5). L’essor des réseaux sociaux et la popularité des médias privés, nombreux et dynamiques malgré le harcèlement constant qu’ils subissent, ont favorisé l’émergence d’une génération critique. Dans un pays soutenu à bout de bras par les bailleurs de fonds étrangers et par les organisations non gouvernementales (ONG), l’enrichissement de quelques-uns a nourri l’opposition à un pouvoir jugé népotique et autoritaire. En outre, le Burundi est perçu comme un mauvais élève au regard de la réussite économique de son voisin rwandais (6).

Si Bujumbura est en effervescence, M. Nkurunziza semble compter sur les jeunes du CNDD-FDD, les Imbonerakure (« Ceux qui voient loin »), ainsi que sur la population paysanne, à qui il a offert la gratuité de l’enseignement primaire et l’exonération de certains frais médicaux. A l’extérieur, la France, contrairement à la Belgique ou aux Pays-Bas, n’a pas encore interrompu sa coopération avec le Burundi, notamment pour la formation des forces de sécurité. Ceux qui avaient présidé à la signature de l’accord d’Arusha — Nations unies, Etats-Unis et Afrique du Sud — se sont contentés d’exprimer leur « inquiétude ».

La contestation n’est pas venue d’où l’attendaient les lecteurs « ethnicistes » de la situation burundaise. Dès le lendemain du congrès du CNDD-FDD, le 26 avril, les manifestations ont commencé à Musaga et à Nyakabiga, des quartiers périphériques de Bujumbura certes réputés « tutsis » pendant la guerre, mais où de nombreux Hutus bravent l’interdiction de manifester. Sur les barricades de bric et de broc, on voyait surtout des jeunes gens, souvent issus des classes moyennes et populaires et, comme de nombreux citadins, fraîchement arrivés des zones rurales. Les Forces nationales de libération (FNL), dernière rébellion hutue à avoir déposé les armes, en 2008, se sont rapidement placées dans l’opposition sans pour autant passer à une action visible. Enfin, au sein du CNDD-FDD, c’est un général hutu, M. Godefroid Niyombare, qui a mené la tentative de coup d’Etat du 13 mai avec plusieurs hauts cadres militaires du parti.

Le coup de force n’est donc pas venu de la rue, dont la mobilisation n’est pas structurée, ni de l’ancienne armée régulière, qui a dû recycler d’ex-rebelles en vertu des accords de paix, mais de l’enceinte du pouvoir ; là non plus, l’autoritarisme ne va plus de soi. Le coup d’Etat manqué a néanmoins montré que M. Nkurunziza conservait le soutien plus ou moins tacite d’une partie importante du CNDD-FDD et de l’état-major de l’armée, au sein duquel il a « fait le ménage » depuis un an.

Pour l’instant, le processus électoral n’a pas été annulé ; le président a même repris sa campagne. Mais il sera sûrement difficile d’organiser une élection quand plus de cent mille ressortissants ont pris le chemin de l’exil vers le Rwanda, la Tanzanie et la République démocratique du Congo (RDC) depuis début avril. Alors que les médias indépendants ont été fermés par le gouvernement ou saccagés à l’arme lourde, le Burundi pourrait vivre de nouvelles violences politiques à huis clos.

 

Le Monde-diplomatique.fr

Pierre Benetti

 

(1En 2003, les deux principaux groupes armés hutus étaient le Conseil national pour la défense de la démocratie - Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD), dirigé par M. Nkurunziza, et le Parti pour la libération du peuple hutu (Palipehutu) - Forces nationales de libération (FNL), dirigées par M. Agathon Rwasa. En 2008, d’autres accords ont été conclus avec les formations qui n’avaient pas déposé les armes.

(2Pour ses partisans, M. Nkurunziza, ayant été élu en 2005 au suffrage indirect, peut se représenter.

(3Lire Colette Braeckman, « Au Rwanda comme au Burundi, l’argument ethnique ne fait plus recette », Le Monde diplomatique, décembre 2010.

(4Les trois groupes d’appartenance n’ont jamais été recensés au Burundi, et les chiffres souvent donnés datent de la période coloniale, les proportions (85 % de Hutus, 14 % de Tutsis et 1 % de Twas) restant vraisemblablement les mêmes.

(5Lire David Commeillas, « Coup de Balai citoyen au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, avril 2015.

(6Le Burundi est 180e sur 187 sur l’échelle du développement humain du Programme des Nations unies pour le développement(PNUD) ; le Rwanda, 150e.

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